Chapitre XVII

 

« Est-il possible qu’ils soient après nous ? » chuchota Waldron. Consciemment, il savait qu’il était absurde de baisser la voix, mais cela lui semblait naturel.

Se retournant pour regarder par la vitre arrière, Gréta dit : « Je ne pense pas, mais on n’a pas le moyen d’en être sûr.

— Il vaut mieux nous éloigner au maximum de toute façon », dit Waldron, et il fit prendre un virage aigu à sa voiture dans un grand crissement de pneus. « Comment aurait-il pu retrouver notre trace jusque chez Bennett ?

— Il ne l’a peut-être pas fait. Je suis certaine qu’il n’y a aucun mouchard sur cette voiture et c’est une marque et une couleur très communes. La première hypothèse de Bennett est probablement la bonne.

— Oui ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de taxe sur les objets en état de marche ?

Grady lève un impôt sur tous les francs-trafiquants à qui il donne une licence. Il est obligatoire de déclarer toutes les trouvailles. Si quelque chose d’extraordinaire se présente, il essaye de l’acheter lui-même pour en garder le profit, et, si le propriétaire refuse, il doit payer pour maintenir son droit à la propriété... Bon Dieu ! qu’est-ce qui se passe ? »

Waldron avait appuyé à fond sur les freins en braquant et la voiture avait dérapé sur du gravillon. En travers de leur route, une grosse voiture noire de la police leur barrait le passage. A côté, quatre hommes armés, vêtus de l'uniforme voyant de la police de Grady, attendaient silencieusement que Waldron reprenne le contrôle de son véhicule et l'immobilise. Puis, ils avancèrent avec ensemble à la manière des automates.

Le plus généreusement galonné des quatre se pencha à la vitre de Waldron en souriant de façon peu convaincante. « Bonjour ! dit-il. Je suis le capitaine Bayers. Vous êtes nouveau ici, n'est-ce pas ? Je ne me rappelle pas vous avoir déjà vu. Papiers, s'il vous plaît, et, si vous voulez un bon conseil, ne discutez pas. » Suant, Waldron fouilla ses affaires à la recherche de ses papiers. Gréta fît de même. Bayers les examina soigneusement.

« Je vois, dit-il enfin. Au service de Den Radcliffe et arrivés hier. O.K., sortez de là. Laissez la voiture ici. Vous pourrez la reprendre ensuite si elle n'a pas été réquisitionnée. Le gouverneur a quelque chose à vous dire. Vous venez aussi, mademoiselle Smith. »

Ils eurent un instant d'hésitation. Puis Bayers eut un geste suggestif en direction de son arme.

 

« Non, je ne veux pas entrer pour parler à monsieur Bennett, disait Radcliffe au Noir qui l'avait abordé. Je veux que ce soit lui qui descende. Je veux simplement lui montrer quelque chose. »

L'homme se prépara à formuler une objection, changea d'avis et retourna dans l'entrée du bâtiment où on put le voir parler dans un téléphone mural. Radcliffe alluma une cigarette et regarda Ichabod, assis devant à côté de Rick. L'enfant avait été lavé et habillé; le médecin personnel de Radcliffe avait mis une pommade sur une maladie de peau dont il souffrait — comme presque tous les enfants des taudis — et lui avait fait une injection de vitamines et d’antibiotiques à large spectre. Ichabod avait d'abord renâclé, surtout à la vue de la seringue, mais pendant le trajet il s'était tenu aussi tranquille qu'on aurait pu l'espérer, fasciné par la taille et le confort de la voiture.

Retour du garde. « Monsieur Bennett dit que... » commença-t-il, mais Radcliffe coupa court.

« Bon Dieu ! s’il a peur de montrer son museau, il n'a qu’à regarder de loin, d’une des fenêtres du haut ! Je pense qu’il a une paire de jumelles, non ? Rick, ouvre la porte et laisse sortir Ichabod pendant un petit moment. Cela suffira. »

Rick obéit. Incertain, Ichabod posa lentement les pieds par terre et resta immobile en clignant des yeux au soleil, une main sur la poignée de la voiture comme s'il avait peur qu'ils partent en l'abandonnant. Radcliffe scruta la façade du bâtiment dans l'espoir d'apercevoir Bennett, et, en effet, il était bien visible à l'une des fenêtres du haut. Du moins, les cheveux blonds et rares correspondaient au signalement.

« C'est ton patron ? demanda-t-il au garde, en le lui montrant du doigt.

— C'est monsieur Bennett, oui.

— Au diable le “monsieur", dit Radcliffe en retroussant les lèvres. Quand au “patron”, ça ne durera pas longtemps. »

Il ordonna à Rick d'aider Ichabod à remonter dans la voiture, et se tassa sur les coussins moelleux en grognant de satisfaction. Il s'était inquiété un moment de voir en Corey Bennett un rival possible. Le nouveau venu avait réussi beaucoup trop vite. La vue d'Ichabod, à qui il avait acheté une relique vivante qu'il avait omis de déclarer — ce que Radcliffe avait vérifié grâce à un homme à lui employé au service financier de Grady — était une garantie de son complet désarçonnement. Cela n'aurait rien de surprenant qu'il décampât sans tambour ni trompette. A moins qu’il ne supplie Radcliffe de ne rien dire à Grady. Dans les deux cas, il ne pourrait plus jamais être une menace.

Tout marchait à merveille.

 

Des gardes camouflés aux abords de l'hôtel particulier du gouverneur hurlaient des demandes d'identification à la voiture. Bayers répondait sèchement et le conducteur ne ralentit pas.

La nuit dernière, Waldron et Gréta avaient vu la maison de loin. Ses dimensions étaient celles d’un palais; pour le reste, elle était bien ordinaire, extravagant exercice pseudo-classique qui datait probablement des premières années du siècle. En s'approchant, ils se rendirent cependant compte qu’elle avait été transformée en forteresse, sa façade renforcée par des faux murs de béton, son toit recouvert de plaques d'acier, ses fenêtres munies de volets métalliques prêts à se rabattre en un clin d'œil. Le sol était couvert de haies et de buissons, mais des échappées offraient d'impressionnants aperçus de l'armée qu'entretenait Grady : hommes à l'exercice sur des chemins gravillonnés, équipage d'une voiture blindée s’occupant de ses canons, six ou sept transporteurs de troupes bien alignés.

A un endroit, le conducteur tourna brusquement à gauche, puis à droite, sans raison apparente. Remarquant la surprise de ses passagers, Bayers gloussa.

« Des mines, dit-il. Au cas où vous vous en étonneriez, c’est que le gouverneur n’aime pas beaucoup les visites surprise. »

Et après un temps, il ajouta « Ne vous inquiétez pas : elles sont réglées pour ne pas exploser sous le poids d'un passant. Monsieur Grady aime venir de temps en temps faire un petit tour dans le coin et il est bien plus lourd que vous ou moi. »

Waldron feignit l’amusement, bien que trop tendu pour penser à autre chose qu'à la question essentielle : qu'est-ce que Grady pouvait bien leur vouloir ?

D'autres voitures étaient garées devant le portique de la maison : une Rolls Royce d'un blanc immaculé, une voiture de patrouille semblable à celle qu'ils occupaient, et une décapotable rouge. Comme ils roulaient vers l'endroit où ils devaient s'arrêter, un homme impeccablement habillé sortit de la maison escorté de quatre hommes armés, et s'installa dans. la voiture rouge. Comme un des gardes semblait donner des indications. Waldron se demanda combien de visiteurs avaient accidentellement sauté à cause de l'insouciance de quelqu'un.

Bayers et ses hommes les escortèrent jusqu'à la porte, les remirent aux mains des gardes de l'intérieur et s'en allèrent, les gratifiant d'un au revoir moqueur en guise d'encouragement.

Le hall d'entrée évoquait un palais byzantin reconstruit par Hollywood, mais défiguré par des piles de marchandises provenant de rapines, et entassées le long des murs; on voyait immédiatement qu'il s'agissait de pillage : tableaux encore emballés dans des sacs, rugueuses caisses de bois trahissant l'objet de luxe, meubles enveloppés dans des feuilles de plastique. Partout se tenaient des hommes armés, l'œil dur et soupçonneux.

Leur nouvelle escorte s'entretint avec un homme mince vêtu de noir. Ils attendirent qu'il disparaisse puis réapparaisse, les invitant à le suivre, ce qu'ils firent, le long d'un long couloir qui menait à l'arrière de la maison. La main de Gréta trouva celle de Waldron et s’y accrocha nerveusement.

Des doubles portes furent ouvertes par d’autres gardes; c'étaient de magnifiques portes en chêne naturel, avec des poignées d'or. Et là, assis à un bureau plus grand que le légendaire bureau Pershing, encadré par une immense fenêtre qui s'ouvrait sur des pelouses immaculées et des massifs floraux ensoleillés :

« Le gouverneur Grady ! » annonça l'escorte, et ils saluèrent en exécutant avec un parfait ensemble une sorte de révérence.

C’était peut-être la description de Bennett, « un porc », qui lui avait fait penser à un homme gras, se dit Waldron. Mais Grady n’était pas gros: il était fort, mais bien proportionné : grand, des cheveux noirs soigneusement lissés autour d’une tonsure dénudée qui allait s’élargissant, de lourdes moustaches à la Roosevelt, des joues rouges, des yeux noirs et perçants. Il portait une chemise cannelle; une veste beige clair et une cravate noire étaient jetées sur un coin de l’immense bureau, dissimulant à moitié une forêt de téléphones et d’intercoms.

Son sybaritisme était de notoriété publique. En face de lui, un plateau avec des bouteilles et des verres, une boite de gros cigares, et des bonbons, des chocolats, des chocolats à la liqueur, des fruits confits dans leurs emballages colorés. Mais il ne donnait pas l’impression d’être un féodal décadent. Il avait exactement l’air d’un homme capable de se créer un vaste empire alors que le reste de l’humanité ne pense qu’à fuir.

Il n’était pas seul; deux ravissantes secrétaires étaient assises sur des chaises alignées contre le mur, l’une munie d’un calepin et l’autre d’un magnétophone; derrière un bureau beaucoup plus petit, un homme blond vêtu de gris examinait sans vergogne les arrivants. Un moment après, il sortit un appareil photo et prit rapidement deux instantanés. Mais la présence de Grady réduisait les autres à moins que rien.

« Monsieur Waldron et mademoiselle Smith », dit l’escorte. Grady inclina légèrement la tête.

« Donnez-leur des sièges. Ils seront peut-être compréhensifs, je pense qu’il faut accorder aux gens le bénéfice du doute. »

Les chaises furent promptement avancées. Waldron et Gréta s'assirent mécaniquement.

« Très bien », dit Grady, se carrant dans son fauteuil et agitant en l'air un de ses cigares d'un air absent, geste qui amena la plus proche des filles à se précipiter pour l'allumer. « Je pense que vous vous demandez... puff... pourquoi je vous ai fait venir ici, non ? » Puff, et des remerciements inaudibles. « J'irai donc droit au but. Je n'ai pas de temps à perdre. J'ai ce Territoire à gouverner, et je le gouverne, croyez-moi, j'écoute son pouls nuit et jour. Sans quoi, je ne serais pas ici. Alors dites-moi ce qui se mijote entre Corey Bennett et ce cafard de Radcliffe ? »

Un silence tomba. La bouche de Waldron était absolument sèche.

« Allons ! aboya Grady. Je sais que vous êtes nouveau à émarger chez Radcliffe. Je sais que vous étiez chez Bennett, voilà une demi-heure; je sais que Radcliffe y est allé mais qu'il en est parti immédiatement après avoir découvert que vous n'y étiez plus. Sur mon Territoire, je suis Dieu, pas une feuille ne tombe sans que je l'entende. Alors ? »

Encore un silence.

« C'est votre dernière chance, dit enfin Grady. Vous ne me connaissez pas, vous arrivez. Vous pensez que vous pouvez garder vos secrets. Écoutez : le chef des Mystiques est venu ici ce matin, le dingue connu sous le nom de Frère Marc : il est venu cafarder des types de son troupeau, un type appelé Sims, Greg Sims, et sa femme Martha. Paraîtrait qu'ils ont un gosse du nom d'Ichabod qui a trouvé une relique vivante et qu'ils l'ont vendue à Corey Bennett. Corey Bennett est un franc-trafiquant. Je donne des licences aux francs-trafiquants sous certaines conditions, y compris l'obligation de déclarer tout ce qu'ils trouvent. Bennett n'a pas déclaré la moindre relique vivante. J'ai également appris que, la nuit dernière, le gosse en a trouvé une autre et que Radcliffe a essayé de la lui prendre. Étiez-vous là ? » Il s'interrompit, ayant surpris sur le visage de Gréta une réaction révélatrice. « Je pensais bien que oui. Il faut une raison sérieuse — comme d'initier de nouveaux membres importants de son équipe — pour arracher Radcliffe à ses poules à cette heure de la nuit ! » Rire gras.

« Et aujourd'hui vous allez voir Bennett et vous êtes les premiers à vous faire prendre dans les filets que j’ai tendus autour de chez lui. Les seconds auraient pu être Den Radcliffe et ses hommes — sauf que j’ai pensé, pourquoi diable mettre Radcliffe au courant ? C’est un cafard dissimulé, il pense que je ne sais pas qu’il rêve au jour où il sera à ma place. Qu’il en rêve; il se cassera bien assez vite les reins. Lui non plus n’a pas déclaré de relique vivante, spécialement pas celle qu’il a prise au gosse la nuit dernière. Frère Marc dit que les anges sont venus la lui reprendre, mais c’est ce qu’ils disent toujours. Non, d’après moi, Radcliffe et Bennett essayent de me rouler, et je n’ai pas l’intention de les laisser faire. »

Il s’appuya d’une façon faussement confidentielle sur le bureau. « Je ne vous blâme pas de vous être laissé prendre aux mensonges de Radcliffe. Je suis le premier à admettre qu’il mène son affaire de façon impressionnante. Mais s’il vous a abreuvés d’histoires sur la façon dont il allait me renverser, il vous a dupés comme il se dupe lui-même. Il est destiné à se casser les reins — et dans pas longtemps. Donc, si vous ne voulez pas être entraînés avec lui... »

Waldron prit une profonde inspiration. « Monsieur Grady, nous ne sommes ici que depuis hier, comme vous le savez. Monsieur Radcliffe ne m’a même pas encore mis au courant de ce que va être mon travail. Je peux vous dire une chose pourtant; il n’a ramassé aucune relique vivante la nuit dernière. Elle a vraiment disparu. Je pense qu’elle a... heu... en quelque sorte brûlé.

— Pas mauvais, dit Grady. Vous en avez une meilleure ? Dites-moi par exemple que vous êtes allé rendre une visite de politesse à Bennett... hum ? »

Les mots restèrent suspendus dans l'air comme gravés dans du feu et aucun autre son ne se fit entendre. Waldron jeta un coup d'œil par-dessus l'épaule de Gréta et se pétrifia. Il comprit, sans même regarder, que Gréta, les secrétaires, les gardes et l'homme blond regardaient tous par la fenêtre. Comme s'il se déplaçait dans une boue épaisse, doucement et avec un effort infini, Grady aussi tourna la tête.

Quelque chose bougeait sur la pelouse, pas sur le sol mais... au-dessus ? Non, plutôt autour, autour de toutes les directions normales de déplacement. Quoi ? Quelque chose. Quelque chose de terriblement brillant. Quelque chose qui se déplaçait en soi-même, sans nette relation avec sa position précédente. Quelque chose d'aussi étranger et d'aussi monstrueux que la cité qu'ils avaient vue la nuit dernière...